➤ Rosita et Jandro étaient des idéalistes; assez féroces dans leurs attentes respectives, assez optimistes pour croire que le monde dans son entiéreté représenterait un immense terrain de jeu : ils dépeignaient leurs ambitions avec l'espoir des grands fous et longtemps, ils se sont donnés le pouvoir de fabriquer de leurs propres mains tous leurs châteaux en Espagne, non sans suer sang et eau, non sans s'asseoir sur certains de leurs principes, quitte à perdre de vue une vérité absolue, celle que leurs origines hispaniques déclamaient à chaque fois qu'ils arpentaient une rue de ces USA, un Eldorado où ce qui brillait n'était pas forcément de l'or et où les droits dont ils se pensaient parfois garants, n'avaient de nuance qu'aux inflexions du hablar ingles. ➤ Dans le foyer Moreno, c'était une explosion sensationnelle de chaleur, de saveurs, de toutes ces trivialités du quotidien qui pourtant offraient aux regards insistants de quoi affaiblir les venins. L'harmonieux dysfonctionnement qui tirait sa source de tous les rêves dont ils s'énivraient sans cesse, car plus ils prenaient de l'âge, moins les Moreno réussissaient à comprendre que le american-way-of-life se conjuguait essentiellement au conditionnel. Ils eurent quatre enfants, que des garçons qui firent toujours un point d'honneur de retourner la baraque, de faire pleuvoir la testostérone - on ne pouvait pourtant pas nier l'excellente éducation qui leur avait été dispensée. Des valeurs de partage, de solidarité, d'humanisme inculquées  avec amour et tolérance; et dont ils ne de départirent pas un seul instant, malgré tous les creux de vagues qu'ils se prirent en plein visage avec la résurgence de l'hostilité de l'opinion publique vis à vis de l'immigration, vis à vis de tous ces chicanos - avec une purge marquée contre ceux qui malgré une installation indéniable, n'étaient pas détenteurs de papiers en règle (politique migratoire qui plusieurs années plus tard connut une recrudescence aussi invraisemblable que véritablement désolante). ➤ Alejandro était un travailleur acharné, on ne pouvait pas lui retirer cette qualité qui était, temps faisant, devenue un défaut désarçonnant pour une Rosa qui devait gérer une meute de garçons braillards seule, dans la maison de la banlieue de l'East LA où ils avaient, comme de nombreux représentants de la communauté latina, élu domicile. Propriétaire d'un restaurant pas vraiment hypé mais plutôt cosy, où se réunissait un noyau dur d'habitués, Alejandro était également tête en l'air et partisan de procrastination - bureaucratiquement, il reposait tous ses espoirs sur une épouse dépassée. Aussi, il n'avait pas fait les démarches nécessaires; et ces malditos avaient réussi à repérer la faille. Il fut parmi les premiers à faire les frais des déportations arbitraires du mandat Bush fils. Manny embourbé dans son teenagehood ingrat dégusta la séparation forcée comme une sèche administrée avec expertise sur une plaie déjà à vif. Catapulté sans outil au rang de chef de famille, ses épaules n'étaient pas encore assez larges, pas encore prêtes à supporter le poids de toutes les responsabilités dont il finit par comprendre la substance.  ➤ Madame Degeneres dont les bramements évoquaient les fonctions convexes, concaves et les points d'inflexion de la carrière d'un artiste avec autan de panache que Steve Harvey au concours de Miss America s'étaient arrêtés nets; le silence s'était installé, palpable, étouffant l'atmosphère, jetant un voile sombre sur la salle de classe. L'annonce du principale avait été aussi brève que sans appel et alors qu'ils se réunissaient tous dans le gymnase, paniqués par la perspective de chaos qui s'élevait, parmi les gamins se trouvait Manny Moreno. Celui qui comme vingt pourcent des mectons qui fréquentaient ce lycée public mal entretenu avait également perdu son père. S'il n'était pas en cabane ou littéralement mort, sa présence n'était déjà plus que le reliquat d'un spectre dont il n'entendait le timbre de voix rauque dont il avait hérité qu'à raison d'un appel laconique tous les soirs. Pas bête, Manny avait compris à travers le combiné que le manque de mots était principalement lié au manque tout court que son vieux ressentait, là-bas, de l'autre côté de cette frontière où on l'avait déposé. Dans un pays qui n'était même pas le sien mais qui soit disant ressemblait au sien (et - cela devait suffire, non ?). ➤ Plusieurs avions avaient pris pour cible l'Amérique à grand A qui désignait surtout les USA - le régime en place, le peuple vulnérable pourtant dans cette nation qui était toujours à la présidence d'un panthéon. Peut-être que le manque , celui à lettres majuscules, ou quelque chose de plus sale, de plus primal comme de la haine se forma dans les tripes du colombien pour se matérialiser en fusil entre les mains et un objectif aussi nébuleux qu'infondé : dans les plaines arides, au cours de convois, c'est là qu'il tira les leçons les plus importantes de sa vie. De cette argent gagné à tuer, à piller, à se battre pour les droits de l'homme (ou par simple désir de vengeance) il gagna de quoi maintenir le restaurant à flot, somme toute, toute la famille Moreno. Il s'agissait autant de garder ses frères loin de la street et des gangs qui mettaient à feu et  à sang les rues angelines mais également d'assumer ses travers dans un exutoire où il prit autant de galons que de dérouillées sévères. S'en sortir indemne, une prétention qu'il n'envisagea pas une seule seconde. Il aurait pu céder à la facilité des promesses susurrées par le barrio, par ces gars solides qui se faisaient tellement de dough en trente secondes qu'il ne s'en ferait en se bâtissant une carrière militaire : mais il se souvenait toujours de Jandro, ce travailleur acharné, auquel on avait refusé tous les appels et qui avait fini par abandonné l'idée de goûter lui aussi à son american dream. Rosita refusa de le rejoindre et préféra rester auprès de ses fils. Personne n'en voulut réellement au père d'avoir refait sa vie, à Laredo, engendrant avec sa compagne deux petites sœurs que Manuel n'eut jusque lors  pas l'occasion de rencontrer.  ➤ Il fit trois tours de quatre années, les premiers en Afghanistan puis l'Irak. Il atteignit le grade de capitaine lorsqu'il décida qu'à défaut de rejoindre les forces spéciales, il préférait rentrer auprès des siens. Quantico et le training pour devenir agent fédéral fut une suggestion faite par un supérieur bienveillant. L'anti-gang faillit lui passer sous le nez; certains Moreno avaient réussi à se faire un nom du moins porter le leur aux positions stratégiques de cette organisation parfaitement désorganisée. Test d'aptitude, test psychologique, dossier passé au peigne fin : interrogatoire, jeux de nerfs, tout y passa. Mais, Manny avait trop vu, trop vécu déjà et c'était pas une bande de col blanc qui allait refaire son alphabet. Après une étude minutieuse, il intégra le programme.➤ La grande institution lui apprit à compartimenter sa vie, les éléments la composant pour exister sur tous les plans dans lesquels il voulait se faire une place. Il acquit l'exigence et un sens de la structure; jamais pourtant il ne s'y sentit assujetti. Devenant pour la majeure partie de ses cadets le symbole d'un lavage de cerveau, les réunions de famille comme une piqure constante de rappel : il y avait la drogue, son recèle, les arabesques colorées sur les kilomètres de peau prônant une liberté durement acquise et puis lui, la sagesse et la compréhension qu'il déployait comme la revendication mature de toutes les appréhensions. Il ne perdit aucun lien mais s'éloigna progressivement; accessible par la demande, sciemment prêt à se battre, encore, pour ses convictions - parfois même contre son propre sang. ➤ Fin de formation, la bienveillance légendaire du système positionna le bleu au milieu de piranhas, dans une enclave texane qu'il se prit autant de coups de soleil que de coup de protocole, il les dégusta avec un peu de guacamole. Au bout de six mois, les rouages du système dénudés n'avaient plus de secret pour celui qui avait réussi à développer l'intelligence de la ure. Il comprit qu'il fallait qu'il connaisse toutes les règles autant pour en user comme de projectile mais également afin de pouvoir les contourner sans pour autant les enfreindre. Le travail sous couverture fut quant à lui un choix de coeur. La vie nomade plaisait à celui qui n'avait connu que cela durant plus d'une décade. Pas de femme, ni d'enfant pour l'ancrer à la frivolité d'une maison avec chien et clôture; juste ce 'soi' retors contre lequel il menait une lutte acharnée sans fin.